Histoire – Delfin Sauvaigo, le soldat (1833-1908)

Delfin Sauvaigo, le soldat (1833-1908)

 

Voici un article du regretté Robert LACHAPPELLE (1922-2010). Avocat, résistant et déporté. Né à Nice où il a passé son enfance et où il venait fréquemment se ressourcer, il a écrit cet article sur son arrière-grand-père maternel.

Delfin Sauvaigo (on peut aussi dire Dalfin) était un personnage! Il a écrit par exemple “La naissance d’un enfant! Boutade humoristique” [“La naïssensa d’un enfan! Boutada umouristica”]. Il s’est battu pour la campagne du Risorgimento de 1859 à 1866. Il est revenu à Nice et a été président du Syndicat des Propriétaires, membre fondateur de la Caisse d’Épargne, membre fondateur de l’Acadèmia Nissarda ou encore membre fondateur de l’Assistance pour le travail. Voici la partie de sa vie la plus aventurière et la moins connue:

La première fois que Delfin est allé à la guerre, il est tombé dans une soupière.

Non! Ce n’est ni un vers de mirliton, ni une blague non plus, mais un résumé de la première tentative que notre héros a entamé pour essayer de rejoindre sous la chemise rouge “les milles” de Garibaldi.

La prudence bourgeoise de sa famille, effrayée par son exaltation en faveur de l’unité italienne, avait conduit ses parents à l’enfermer prudemment sous clé afin qu’il ne trouvât aucun autre échappatoire que de passer par le toit. Il n’avait alors que 14 ans…

Sur les tuiles romaines des toits, il trébucha, glissa, le pied patina et il n’évita la chute fatale qu’en passant bien involontairement à travers les fenêtres d’une tabaquière. Causant d’importants dégâts dans l’immeuble avant d’atterrir dans la soupière d’une modeste famille d’ouvriers rassemblés autours de la table pour le repas familial. La surprise fut, à n’en pas douter, générale, la soupière cassée, et la fenêtre perdue.

La seconde fois, à 18 ans, il quitta doucement, sans arme ni bagage, la maison familiale pour gagner l’Italie par la seule corniche du littoral existante alors.

Il partit avec ses souliers fins de jeune bourgeois. Il fut rappatrié pieds nus, brûlé par le soleil, ébouriffé, sale et fatigué dans la charette de l’oncle Léon Martin qu’on avait appelé à la rescousse.

Le fugitif, qui avait cependant réussi à aller jusqu’à Vintimille en deux jours (une cinquantaine de kilomètres), tantait, quand il fut retrouvé, d’appaiser les ampoules qu’ils avait à ses pieds tendres à la première fontaine qu’il avait trouvé, et se laissa ramener à la maison en abandonnant sans peine ses malheureuses grolles usées jusqu’à la semelle.

Il grandissait, notre Delfin, en même temps que grandissait en Europe une exaltation patriotique, la tension qui finit par entraîner les guerres de Crimée et d’indépendance italienne.

Le Prince Napoléon, quand il argumentait pour se faire élire empereur, proclamait “l’Empire, c’est la pais”. De fait, immédiatement après son intronisation en 1852, il prépara avec obstination la revanche de Waterloo.

Il fallait battre la Russie qui avait battu Tonton Napoléon, et il y eut la guerre de Crimée ; il fallait régler son compte à l’Autriche que la maison avait été en constante rivalité avec les derniers Rois, la Révolution et l’Empire, et il y eut les guerres d’Italie. Il fallait enfin effacer le Congrès de Vienne où toute la contre-révolution, Metternich et Talleyrand en tête, s’employa à réprimer les aspirations à la liberté suscitées chez le peuples européens par l’épopée napoléonienne. Et il y eut le Congrès de Paris.

Ce fut la prouesse suprême du Comte de Cavour, le Ministre de Victor Emmanuel II, Duc de Savoie, Roi du Piémont-Sardaigne, que d’engager son pays dans la guerre de Crimée aux côtés de l’Angleterre et de la France, dont il espérait le soutien pour réaliser l’indépendance de l’Italie.

Napoléon III avait la pointe du coeur tournée vers l’Italie. Il eut pour maîtresse la belle Castiglione, une prétendante comtesse italienne qui aurait été, dit-on, en réalité une agente du renseignement de Cavour.

Dans sa jeunesse, il avait aussi fait partie des Carbonari, ces complôteurs romanesques qui se rassemblaient la nuit dans les bois autours des fours, où l’on faisait le charbon de bois, pour conspirer contre ces quatorzes principautés inféodées à l’Autriche, que le traîté de Vienne avait instauré dans la péninsule depuis 1815.

Après la Crimée en 1854, ce fut donc la campagne d’Italie en 1859 que Napoléon III lança contre l’Autriche, en échange de la promesse par l’Italie d’une cession de Nice et de la Savoie à la France.

Cette fois, notre Delfin tenait enfin “ses” guerres et n’allait pas manquer le train. Il s’engagea pour deux ans, le 11 septembre 1855, dans l’armée du Piémont-Savoie-Sardaigne et s’embarqua pour l’Orient le 17 septembre suivant.

Affecté, compte tenu de sa formation, à l’armée savante du Génie come aspirant aux fonctions d’assistant militaire, qui lui seront conférées à condition qu’il passe avec succès un examen de compétences à son arrivée au Corps.

Embarquer pour l’Orient! … que c’était le jour de son 22ème anniversaire! Quelle aventure, quelle prouesse, quel bonheur! Surtout quand on part dans ces gros bateaux incroyables de l’époque qui étaient, au sens littéral du terme, à voile et à vapeur.

Jules Verne, qui les a immortalisés, a décrit leurs coques en bois de charpente affublées à chaque côté de roues à pales protégées par leurs semi-tambours de protection.

Montés de trois arbres, dont les voiles étaient réduites juste ce qu’il fallait pour laisser la place à la cheminée qui crachait, en des volutes noires majestueuses, la fumée du charbon consommé par une machinerie travaillant avec ardeur.

Des hale-bas, des balancines, des drisses, des écoutes, pour faire court des attaches (excusez-moi, des cordages) de partout et, tant et plus, au point que, faute de pouvoir installer des canons sur le pont, on a percé les flancs de canonières comme au temps glorieux des nefs de haut bord. Pliou-chiou, pliou-chiou, chantent les machines dans des senteurs d’huile chaude et de suie. Plaf-plaf-plaf répondent les roues à pales dans un frappement précipité, et puis au-dessus, les craquements de cette coque et de ces petites antennes… Et tangue et roule, et va que vogue la galère, c’est merveilleux!

Le voici devenu donc aspirant auxiliaire de l’armée, sans préparation ni formation et sans avoir fait ses trois mois de classe considérés comme le temps minimum pour “fabriquer” un soldat.

Personne ne lui a même appris à tenir un fusil, et, finalement, s’il fut incorporé, c’était pour qu’il “fisse l’intellectuel”!

En effet, il faut comprendre qu’en ces temps d’analphabétisme généralisé, ceux qui savaient juste lire et écrire étaient des exceptions appréciées ; Pour les diplômes, les universitaires étaient alors des élites disputées entre administrations, industries, commerces et armée.

Qui sait, à propos, qu’en Angleterre, du temps de la reine Victoria, pour être embarqué comme “midship” sur un bâtiment de la “Navy”, il suffisait aux jeunes mylords – produits des hautes écoles d’Oxford, de Cambridge ou d’Eaton – de savoir traduire du latin deux lignes de la Bible et sauter à pieds joints par dessus le dossier d’une chaise.

Delfin aux armées va donc porter sa science, mais il fera bien mieux…

Il n’était pas allé en Crimée pour rire, mais pour se faire exploser la tête et il a bien failli réussir ce “noble” idéal.

Un jour, il fut chargé d’assister, avec un détachement de sapeurs, une batterie d’artillerie dont les onze pièces devaient renforcer une action d’infanterie. Elle était bloquée à l’entrée d’une gorge de montagne par le feu d’un fort.

Le seul passage possible était un chemin assez carrossable qui courait en serpentant à mi-hauteur du versant. Sue un mont couronnant le versant opposé se trouvait le fort avec des canons qui nettoyaient sans pitié tous ceux qui tentaient de passer. Il n’y avait vraiment aucune possibilité matérielle de contourner l’obstacle.

Notre Delfin examina minutieusement toutes les données du problème, en fondant ses calculs sur la longueur de la partie du chemin qui se trouvait dans le champ de tir des machines russes, en notant l’intervalle de temps séparant ses tirs, à la longueur de l’impressionnante procession des onze canons et de leurs prolonges, tout cela tracté par quatre chevaux, et sur la vitesse de déplacement de tout cela au galop.

Son idée fut rapidement prise et il fit admettre au commandant de la batterie qu’il fallait s’engager de jour, les plus tôt possible, après avoir déboité le tir mortel, et avant le suivant.

Mais alors, comme dans la fable “de La Fontaine”, intitulée “du conseil tenu par les rats”, la question se posait quant à savoir: “qui prendra le grelot au cou du chat”.

Balayant les hésitations des artilleurs, Delfin se mit à s’avancer lentement jusqu’à la limite de la visibilité des canonniers russes, montés au dessus de l’un des quatre chevaux de la prolonge d’artillerie, ils y avaient laissé dans le caisson les quelques boulets nécessaires pour faire un feu d’enfer en cas d’assaut. 

Derrière, en silence, la batterie entière se mit en ordre de combat, prête à déverser un feu de tonnerre.

Son “Avanti Savoia!” fut crié à pleins poumons au moment où s’élança son attelage, à bride battue au grand galop, dans un fracas du diable, sur la zone de tir des canons russes.

C’est ainsi à ce moment que lui, le petit auxiliaire civil, arrivait au summum du courage militaire en se jetant au devant d’une mort quasi certaine. Le voici en train de hurler d’instinct le cri de guerre que hurlaient traditionnellement les soldats du Règne de Piémont-Savoie-Sardaigne dans les assauts et que hurlèrent encore les soldats de la nouvelle Italie jusqu’à la disparition, avec l’abolition du règne en 1944, de l’écu du Duché de Savoie sur le drapeau vert blanc rubis. 

Que se passa-t-il alors dans les fortins russes, où les munitions s’échangeaient jour et nuit, grande flamme, allume-feux, autour des pièces pour faire un feu foudroyant.

L’officier commandant les pièces des fortins eu un moment d’hésitation en voyant cet équipage isolé? Au final, pour avoir mis en suspens pendant quelques secondes l’ordre de tirer, le tir savoyard vint fracasser les grosses roches juste derrière Delfin.

On s’accorde pour reconnaître que depuis Pierre le Grand, les artilleurs russes sont parmi les meilleurs du monde, mais Delfin avait vu juste et toute la batterie, emportée par l’immense clameur de l'””Avanti Savoia!” des artilleurs, s’élança au galop et réussit à passer sens encombre le fort avant le second tir.

Le soir au bivouac, on but bien de, du “chianti”, il y eut des chant et on parla bien (avec les mains bien sûr). On discuta de tout et du contraire jusqu’à tard dans la nuit, mais tous furent d’accord pour proclamer que le soldat du Piémont était le meilleur du monde!

Après, la guerre étant gagnée, Delfin fut rapatrié le 16 janvier 1856 et démobilisé. Il arriva à Nice pour raconter ses autres faits et fut décoré d’une médaille commémorative le 15 juin 1856.

La guerre d’Italie, menée par des puissances armées qui se livrèrent des batailles sanglantes qui n’avaient rien de l’expédition coloniale, était une autre paire de manche.

Tout se passa entre mai et juillet 1859… mais quel carnage!

Après Montebelo, Palestro, Magenta, l’entrée à Milan, il y eut le massacre de Solferino dont l’horreur mena le genevois Henry Dunant à fonder la Croix-Rouge. Pour sa mobilisation dans l’armée du Piémond-Savoie-Sardaigne, Delfin est envoyé à l’école du Génie de Turin et en sort Sous-Commissaire le 1er février 1860. Il est promu aussi vite Sous-Commissaire de 1ère classe avec le grade de capitaine.

Je ne savais rien de sa participation aux opérations militaires et je me demande s’il fut engagé ou resta à l’école du Génie durant les trois mois de guerre. Ce qui est sûr, c’est qu’il fut décoré des médailles commémoratives italiennes du Risorgimento de 1848 à 1870 et de la guerre d’indépendance, comme la médaille française de la campagne d’Italie marquée à l’effigie de Napoléon III.

L’attribution de ces distinctions exclue qu’il soit resté à l’école du Génie de Turin durant les trois mois de la campagne de 1859 sans participer aux opérations sur le terrain.

Il est vrai que pour les Italiens, les guerres d’indépendance ne sont pas limitées à la campagne de mai à juillet 1859, mais qu’elles se sont poursuivies jusqu’en 1860 et même jusqu’à l’occupation de Rome en 1870.

Il peut enfin y avoir une équivoque concernant les conditions d’attribution de la médaille commémorative de l’unité italienne de 1848 à 1870, mais pas pour celle de la guerre d’indépendance et l’unité de l’Italie, dont le ruban tricolore a deux barrettes, lune datée de 1859 et l’autre de 1860.

De plus, la médaille française concerne bien la “campagne d’Italie de 1859” et a bien le nom des batailles: Montebelo, Palestro, Turbigo, Magenta, Marinhan, Solferino… une vraie leçon d’histoire!

Alors bien sûr: Delfin n’est pas resté sur les bancs de l’école en 1859 mais il y est bien allé pour se faire péter la gueule.

Bravo l’artista!

 

Robert LACHAPELLE